ARTICLE PUBLIE EN 2005 DANS LA REVUE PLANET CIRCUS
CHAPEAU :
L’histoire du cirque Arlette Gruss est avant tout l’histoire de sa directrice. Arlette est née le 17 novembre 1930 à Vernon dans la caravane familiale stationnée dans une propriété de la famille Rotschild alors que son père Alexis était en permission. Très vite la jeune fille va jouer le rôle d’aînée dans un milieu où les hommes tiennent habituellement les places stratégiques. Elle saura se démarquer des rôles habituellement réservés aux femmes pour s’intéresser à tout ce qui fait la gestion d’un cirque. « J’avais avec mon père des relations de confiance – se souvient-elle- il acceptait de m’expliquer comment faire les choses et je suivais ses conseils ».
Arlette a su tirer les leçons du savoir faire de son père Alexis mais aussi des erreurs commises dans la gestion des cirques Gruss. Son sens inné de la communication et son instinct de la gestion d’une entreprise seront les autres atouts pour sa réussite.
DE LA VERTE IRLANDE AUX BANQUISES DE LORRAINE
En décembre 1984, Arlette montre à son père un échantillon du chapiteau qu’elle vient de commander en Italie chez Scola Teloni à Porto Mantovano. Lasse des tournées galères partagées avec son époux Georges Kobann et ses enfants, elle décide de monter son propre cirque. « Tant qu’à travailler pour ne pas être payés, autant être nos propre patrons- affirme-t-elle ».
Alexis ne verra pas le chapiteau de sa fille et décèdera le 3 février 1985 à Paris. Arlette, sa mère Lucienne, son mari Georgyka Kobann (Peurière) et ses enfants Yann, né le 30 décembre 1953, Gilbert, né le 1 février 1961, et Nora, née le 19 mai 1972, s’embarquent pour une première tournée en Irlande sous le nom de Grand Cirque de France.
Pour monter cirque le moment n’est guère favorable : Pinder se remet de l’effondrement de l’empire de Jean Richard, Amar change régulièrement de gérants et Rancy connaît quelque péripéties judiciaire indignes de la grandeur du nom. C’est un véritable « quitte ou double » que tente Arlette Gruss.
Pour faire bonne mesure, la tournée irlandaise est contrariée par la pluie et le retour par Le Havre est héroïque : la compagnie maritime Irish Continental Line réclame 50000 francs de suppléments pour les véhicules. Grâce à la caution de quelques amis le cirque débarquera et, après quelques étapes normandes s’installera à Neuilly à partir du 17 décembre 1985. Le chapiteau est un 32 mètres rond à 4 mâts au carré avec 10 rangs de gradins.
Le matériel roulant est modeste : une dizaine de convois composés de Renault TR250 et TR310, des camions Berliet 950KB6 avec hayon élévateur ainsi que deux fourgons Mercedes pour la caisse et la façade.
Georges a repris en main ses panthères qu’il avait du laisser en France pour cause de quarantaine. Un orchestre de six musiciens accompagne le spectacle où on trouve les trois éléphants de Billy Smart, se fille Gisela dans les équilibres de poignards. Tim Delbosq renouvelle à sa façon les assiettes tournantes en imitant Groucho Marx. Les clowns seront d’abord Bocky et Randel, puis Amandarine pour les reprises ainsi que Yann et Tim dans « donnez-moi du miel ». La haute école et les chiens de Carmelita Miazzano, les Gilson (Gilbert Gruss et son épouse Brigitte) à la perche aérienne et les équilibres de tête de Luciano Beautour complètent le programme.
Les choses ne se présentent pas trop mal jusqu au 9 février 1986 à Reims, ville où la famille Gruss a longtemps eu ses quartiers d’hiver. Dans la nuit qui précède le départ pour Chalons en Champagne le thermomètre descend brutalement. Certains camions seront bloqués par le froid tandis que le sol gelé contrarie le montage obligeant l’annulation de la première représentation.Le 11 au soir on travaille devant un public restreint. Le démontage est impossible. Les pinces sont bloquées dans le sol et la glace se forme à l’intérieur des caravanes. Le cirque va jusqu’à Toul. Ne pouvant travailler il se retire dans les environs avant de rejoindre Strasbourg. Là, c’est le dégel qui contrarie les représentations en mettant en péril la sécurité des installations.
Arlette met cap au Sud. «Pour nous, les gens de cirque, – explique-elle- le soleil a toujours été un atout. Je me disais que la chaleur résoudrait une partie de nos problèmes. »
En avril Billy Smart a rejoint l’Angleterre et l’Hippodrome de Great Yarmouth, les musiciens sont également partis. Les clowns sont les Brizios puis les Carlis dont le clown blanc Carlos Vidal fit partie des Martini Llata. On retrouve les Monti, vus précédemment chez Amar, Bouglione et Rancy-Carrington. Franco Monti, le père, avait été volant avec les Jarz et sous son propre nom. En 1975 il avait monté un numéro d’équilibres sur fil avec son fils Mauro. Les Monti resteront presque deux saisons au cirque. Marco, le cadet, saura être aussi bien auguste de reprises, ou jongleur aux raquettes de tennis. Valérie, une danseuse acrobate complète la troupe.
Pour la saison suivante on s’attache à améliorer l’aspect du matériel : barrières repeintes, piste soigneusement ratissée et velours carmins.Le sens de l’accueil du public, la qualité des éclairages et du son sont évidents. Déjà se profile l’influence des modèles que sont à l’époque Roncalli et Knie. Le plateau est modeste mais les attractions équilibrées et bien choisies.
Peu de spectateurs sauront que la voltigeuse qui tourne, sur la barre russe, un double saut périlleux se nomme Téodora Ungureanu championne olympique en 1976 avec l’équipe de Nadia Comaneci. Avec son mari, Sorin Cepoi, gymnaste lui aussi, elle quittera la tournée à Albertville. Ils entraîneront durant quelques années l’élite des gymnastes français. Pour la cavalerie, Arlette a fait confiance à son frère Philippe. Les clowns sont Capuccino, Marco Monti et Jacky Gruss, fils de Philippe. Ce dernier présente aussi une catalepsie avec des coqs ! La troupe comprend aussi le magicien Bruno Bagnolati. Sous le nom de Lati Chang, il gratifiera pendant huit saisons les programmes de ses féeries orientales. Une élégante trapéziste, Florence, travaille au trapèze.
Georges Kobann présente ses panthères, Brigitte Gruss travaille au cerceau aérien. Elle sera victime d’une très grave chute le 9 mars à Amiens alors qu’elle répète son numéro. Pour présenter le programme on a fait confiance à un élégant présentateur blond, Michel Palmer. En 2005, ce passionné de cirque présente toujours le spectacle. Il a su apporter à son rôle de Monsieur Loyal des innovations importantes qui ont fait école. Au cirque Arlette Gruss le recrutement des collaborateurs ne se limite pas au contrat mais propose de s’exprimer autrement soit dans le spectacle soit dans la gestion du cirque.
Le cirque débute sa tournée 1988 à Arras. Insensiblement on commence à appliquer les principes qui ont fait sa réussite : séjours prolongés dans les villes, passage aux mêmes périodes dans les mêmes régions.
Dans le parc routier on découvre un véhicule qui deviendra aussi emblématique que le générateur Bernard du cirque Pinder : le tracteur Renault R4240 carrossé par Sinpar et sa semi remorque bar. Gilbert Gruss fait ses débuts comme auguste de soirée sur un registre poétique avec bulles de savon et marionnette à fils. Les panthères de Georges, les cinq fox terriers de Joseph Jarz. et les jongleries de sa fille Deborah Jarz, le duo Amedeo au cadre aérien animent le spectacle. Les clowns sont les Martini : Lorenzo Massot ses fils, Serge et David, dans l’entrée des bonbons. Avec son mari Gilbert Cupial, Mignon Bratuchine présente les numéros qu’ils avaient créés en 1984. Leur cheval Orlov, un hanovrien noir, sert aussi bien de monture pour la voltige djiguite que de cheval comique. En fin de saison ils seront remplacés par Willy Meyer et sa haute école. Un équilibriste, Gilles Charles-Messance viendra également renforcer le programme.
Pour la saison 1989 Gilbert affine son personnage d’auguste poète. Brigitte, travaille sur le fil. Elle a travaillé dur pour réussir le grand écart et la marche sur les pointes. Mario Masson présente les deux éléphants africains qu’il possède encore aujourd’hui. Son épouse, Jeanine De Baets fait évoluer des pigeons.Les Martini ont une nouvelle entrée, « Charge, décharge » et George Kobann fait toujours sauter ses panthères à travers la cage. Avec Florence, Gilles Charles-Messance a monté un élégant travail aux doubles trapèzes. Une cavalerie de quatre chevaux travaille sous les ordres de Marie France Virat. Ancienne élève du maître Alexis, elle présente aussi une haute école. Les artistes de notoriété sont Manolo Alvarez qui jongle si merveilleusement avec les pieds et sa fille Jacqueline dans ses débuts d’équilibriste. Elle réussit déjà son final où elle renverse deux piles de briques sur lesquelles elle s’appuie pour retomber, toujours en équilibre, plus de cinquante centimètres plus bas !
L’hiver suivant le cirque s’arrête brièvement dans la région de Caen. La première a lieu le 12 janvier 1990 à Lille. Gilbert accorde désormais un soin particulier aux costumes et aux lumières. Il se tient informé des nouveaux concepts utilisés dans d’autres formes de spectacle.Le cirque comprend seize convois et, pour la première fois, propose la visite d’une vraie ménagerie. On a acheté cinq tigres que le dompteur Patrick Tessier a commencé à dresser, Gilbert et Georges Kobann les présenteront avant qu’ils ne soient vendus au cirque italien Franchetti .Trois chameaux provenant de la collection zoologique du Prince Rainier, un buffle d’eau et un guanaco complètent le zoo. On y trouve aussi Rani et Mara, les deux éléphants indiens de Josef Holzmuller, et les serpents et crocodiles de Toni Kocka qui présente aussi au programme un jonglage d’assiettes. On découvre un jeune auguste au visage d’enfant, Mathieu Galland, formé chez Fratellini et au cirque Moreno. Les Martini ont une nouvelle entrée « La clarinette ». Sarah, une élève d’Andrée Jean se produit au trapèze, on retrouve aussi Brigitte sur le fil et la troupe djiguite des Wranowski formée par Daniel Deforge. Pour compléter ce programme copieux, les sauteurs Larbi et le numéro de bascule formé par un ancien de la troupe Varadis, Peter Csasar avec son épouse Katalin et ses fils Gabor et Peter jr.
UN KNIE A LA FRANCAISE, UN RONCALLI A LA GRUSS
En décembre 1990, alors que le cirque est installé sur la pelouse de Reuilly pour la deuxième année, l’actrice Line Renaud baptise un nouveau chapiteau rouge et blanc, réplique de celui de Knie, fabriqué par les établissements Stromeyer à Constance. Son diamètre est de 34 mètres (contre 44 aux Knie), 9 rangs de gradins. Thierry Comes, le chef monteur du grand cirque suisse, est venu apporter ses conseils pour le montage, tout particulièrement l’ancrage des câbles qui suppriment les corniches à l’intérieur et doivent supporter une tension de 3 tonnes. Susan Chipperfield, fille de Mary, présente la cavalerie et l’immense Clydesdale, Sam, avec le poney shetland Johnny. Le cirque a engagé un orchestre de cinq musiciens dirigés par Tino Aebi, ancien chef d’orchestre du cirque Monti, Un tableau gitan avec toute la troupe permet à Brigitte Knecht, épouse de Tino, de chanter la habanera de Carmen. Brigitte Gruss apporte sa version féminine du travail sur le fil en opposition avec celle, masculine, de Massimilliano Sblattero, pointes et grands écarts contre sauts périlleux. Massimilliano est aussi cascadeur comique avec son frère Alessandro. Une nouvelle personnalité, Frisco (Guy Brunet) fait son apparition. Il sera un auguste maison de qualité mais aussi un rigoureux chef de matériel roulant. Tony Barnes, fils de Frisco, est un acrobate à vélo de haut niveau avec des exercices réglés par son maître, Georges Ruffin dit Renias. La partie aérienne sera modifiée plusieurs fois en cours de tournée. Le départ de Jerry Jimenez en début de saison laissait le porteur Geraldo seul avec ses enfants Yayo et Isabella. Ils seront remplacés en avril par le duo féminin des Maringela au cadre aérien. Une mauvaise chute de la voltigeuse, Marie Seclet, entraînera l’engagement du duo Amedeo puis d’une formation sud africaine les Flying Classics. Josef Holzmuller et ses éléphants, George Kobann et ses panthères paraissent aussi en piste. Vedettes du programme, les deux Mazotti à la bascule. La voltigeuse, Maria Teskzak, était venue chercher une médaille de bronze au Cirque de Demain en 1991. Son partenaire était alors Sebestyen, Il fut remplacé par les deux porteurs d’un trio nommé Gazzotti pour former un nouveau numéro baptisé, cette fois, Mazzotti. Après une médaille d’or à Paris en 1989 Maria se retrouvait chez Arlette Gruss avec un seul partenaire Djugo. Deux réceptions de sauts périlleux en équilibre main à main plaçaient ce numéro au plus haut rang.
Un cirque Gruss se doit de présenter des chevaux. A cet effet on avait, en juin 1991, acheté dans une ferme du nord quatre chevaux boulonnais, Cassel, Rocky, Rufus et Arras. Aidée par Guy Saad, alors chef de la ménagerie, Gilbert et Brigitte avaient entrepris leur dressage. Elle les présenta en janvier 1992 au Cirque de Demain et, à la fin de cette même année, au Gala de la Presse organisé sous le chapiteau d’Arlette Gruss, Pelouse de Reuilly.
En 1992 le chef Jaroszewicz succédait à Tino Aebi. Gilbert lui faisait jouer des arrangements originaux aux couleurs de rock progressif. Beauté aussi troublante qu’exotique, Jana Weinman, s’enroulait de serpents et séduisait les crocodiles de Jim Clubb sur la musique que composa Mike Oldfield pour le générique du film La Déchirure. Brigitte dirigeait les exotiques dans un tableau africain avec les sauteurs Kenyans Mambo Jambo. Frisco et Mathieu donnaient l’entrée de la boxe. Pour la première fois arrivaient des artistes de l’ex-URSS. Au trapèze Tamara Hurshudova montrait de nouvelles formes de travail avec lâchers en pirouettes rattrapés aux jarrets et utilisation de la barre du trapèze comme une barre fixe. Venus de Riga, Galina et Alexandre Korovnikov détaillaient un pas de deux aérien règlé par Gunars Kitkjevitch sur une musique de Katchaturian. Ils présentaient aussi une version moderne de la poupée disloquée. A la barre russe la troupe de Vladimir Kopaev et de son deuxième porteur Vladimir Smirnov offrait le beau double saut carpé d’Elena Kopaeva et le triple de Sacha Poliakov.
L’année suivante on découvrait un nouvel auguste, destiné à revenir souvent au cirque : le suisse André Broger qui avait fait ses début en 1984 et 1986 au cirque Stey. Avec Frisco et Gilbert il jouait, sous les ordres de Michel Palmer, l’entrée du service militaire, terminant leurs exercices par une cavalcade derrière les chameaux du cirque. Le numéro de fauves était un des meilleurs du moment avec cinq lions et trois lionnes de Jim Clubb présentés par John Campolongo. Sacha Poliakov, ex-voltigeur de Kopaev, avait choisi de rester en France et travaillait aux sangles aériennes. Le cirque avait engagé une formation d’élèves de l’école de Budapest. Ils travaillaient sous le nom de Hunor au double cadre aérien et de Kigassi à la bascule. Quelques uns d’entre eux resteront au cirque. Le marionnettiste, Loïc Bettini, proposait quelques instants de poésie authentique et Brigitte faisait exécuter la valse à trois à ses lourds chevaux boulonnais. On pouvait aussi applaudir les bolas des Diablos, dont le chef, Daniel, était un authentique argentin, le duo Amedeo et les éléphants de Vera et Yuri Dourov. Youri Yourevitch Dourov était le fils de Youri Dourov, lui-même petit fils de Wladimir Dourov fondateur des la célèbre dynastie.
1994 vit l’arrivée des Mongols. On les avait vus en tournée française durant l’hiver 1991/92 puis en Suisse, chez Stey. Ils avaient participé au Festival de Cirque de demain en janvier 1993, au Golden Circus puis chez Boswell Wilkie. Revenue en Europe pour le Festival de Monte Carlo en janvier 1994 la troupe fut divisée en deux. Une partie allant chez Nock et l’autre venant chez Arlette Gruss. On y retrouvait aussi des artistes de la tournée Ringling 1992/93 comme la contorsionniste Lahgva Tsedendulam. Pour les amateurs, les sauts à la banquine avec arrivée en quatrième hauteur constituaient une véritable sensation. On avait réengagé Youri Dourov et John Campolongo, tout auréolé de son clown d’argent à Monte Carlo en 1994. Malheureusement le dompteur du être remplacé en cours de tournée par Yann Gruss pour raisons médicales. Avec les Alegria à la roue de la mort, numéro tout juste créé l’année précédente à Blackpool, et les numéros de Francesco au fil mou de Sabu sur le trapèze ce spectacle était un des plus forts en Europe. Il faut ajouter Frisco dans l’entrée du restaurant avec André.
En décembre 1994 le cirque achève sa neuvième tournée à Paris. Il se pose, désormais, comme un modèle par son souci d’équilibre entre les numéros et la mise en piste. Les artistes ne sont pas seulement engagés pour leurs exploits mais pour un ensemble de qualités artistiques et morales. Gilbert a confié, depuis plusieurs saisons, les arrangements des musiques à Frédéric Manoukian. Il se démarque des choix habituels de la musique de cirque n’hésitant pas a s’engager sur les airs de Dire Strait ou Johnny Halliday - la musique du numéro de Yann Gruss est à cet égard un modèle du genre. On voit de plus en plus de projecteurs, de costumes et de mise en situation des actes de la piste. Le cirque Arlette Gruss ne se veut pas un simple cirque mais une entreprise productrice de spectacles de cirque.
C.HAMEL